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Steven Soderbergh : une carrière dans le cinéma américain (1989-2013)
La carrière de Steven Soderbergh est terminée. Tous ceux qui ont ri à cette bonne blague auront rapidement pu se moquer des naïfs qui y ont cru quand il a tiré sa révérence après Behind the Candelabra / Ma vie avec Liberace (présenté sur une chaîne câblée américaine et sorti en salles) : il n'aura pas fallu attendre plus d'une année pour que la première saison de la série qu'il a conçue, The Knick, arrive sur les écrans outre-Atlantique ! Cela étant, il fallait peut-être bien prendre l'annonce qu'il allait arrêter de faire du cinéma au pied de la lettre. Car il s'agissait de fait de cinéma, conçu pour le grand écran, produit et distribué par un système spécifique (communément appelé Hollywood aux États-Unis, même si l'utilisation du terme est parfois abusive). Cela faisait quelques années que la dérive de ce système, dans lequel il est de plus en plus difficile de réaliser autre chose que des films à formules, essentiellement destinés à un public adolescent, ne l'amusait plus guère. Passer près de deux ans de sa vie à élaborer un prototype qui risque de ne pas être vu, mettant en outre dans l'embarras tous ceux avec qui l'on a travaillé ? Devoir dépenser autant, sinon plus, en budget marketing pour espérer pouvoir exister dans un marché saturé dans lequel tous les coûts ont explosé ? Pourquoi vouloir continuer à participer à un système vicié, qui court à la catastrophe (financière, mais avant tout artistique, la place laissée au risque s'amenuisant chaque année davantage) ? Alors, oui, Soderbergh a bien arrêté de faire du cinéma, et avec lui Hollywood a perdu un des derniers artisans à la fois professionnels et aventureux existant dans ses rangs, un des seuls capables de manufacturer aussi bien des divertissements haut de gamme que des propositions plus expérimentales. Peut-être y reviendra-t-il, bien sûr, mais en l'état de la production, et s'il continue à avoir les coudées plus franches à la télévision, il n'y aura pas vraiment de raisons.Deux livres en anglais, l'un datant de 2015, l'autre de 2013, permettent de faire le tour d'une carrière dans le cinéma américain qui aura donc duré un quart de siècle. D'un côté la 2ème version actualisée d'un livre d'entretiens, publié dans la précieuse collection de l'Université du Mississippi - Steven Soderbergh: Interviews, Revised and Updated - de l'autre The Cinema of Steven Soderbergh: Indie Sex, Corporate Lies, and Digital Videotape , volume d'une autre collection de valeur, celle de Wallflower Press sur les cinéastes. Le premier comprend des entretiens stricto sensu, mais aussi des articles et portraits incluant des propos du metteur en scène. Le deuxième se résume à une analyse de l'œuvre, découpée de la façon suivante : un premier chapitre sur ce qui fait de Soderbergh un auteur, mais aussi une "sellebrity" (c'est-à-dire quelqu'un qui s'est taillé un statut particulier lui permettant de vendre ses propres projets et de mettre en valeur ceux des autres), et pour finir un cinéaste et producteur capable de mener des guérillas au sein du système ; un deuxième sur la figure du détective dans ses films, qui se concentre en particulier sur The Limey, Solaris et The Good German ; un troisième sur la façon dont il revisite le film noir et ses avatars (film de casse, etc.) dans des films comme Out of Sight et Ocean's Eleven, ainsi que d'autre genres.On connaît les différentes phases de la carrière de Soderbergh, qui sont rappelées dans le détail dans les deux ouvrages - dans le premier, c'est le cas article après article, puisque chacun d'entre eux ou presque revient au moins en partie sur ce qui a précédé. Catapulté nouveau petit génie avec son premier film, Sex Lies and Videotapes / Sexe, mensonges et vidéo, il se méfie tout de suite et essaie de ne pas devenir le énième "flavor of the month" ayant perdu toute sa saveur, voire étant recraché, après avoir été rapidement mâché par Hollywood. Son deuxième film, Kafka , prend le contrepied et n'est que le début d'une série de quatre qui le rend résolument inclassable, dans le meilleur sens du terme, mais brouille son image et l'éloigne du grand public. King of the Hill & The Underneath , films peut-être inaboutis mais meilleurs qu'on ne le dit souvent, il les voit à présent comme indissociables d'une époque où il s'engageait dans une impasse. Après la bonne petite rigolade foutraque que constitue le film-exutoire Schizopolis, il revient aux affaires avec un de ses tout meilleurs films, The Limey / L'Anglais , puis Out of Sight / Hors d'atteinte le remet en selle auprès des studios et ce sera le début d'un filon qui a pu prouver, un temps du moins, qu'il y avait encore de la place à Hollywood pour des divertissements adultes et élégants, d'Erin Brockovitch à Ocean's Eleven en passant par Traffic. Hélas, quasiment tous ses projets plus personnels et/ou plus formalistes et/ou plus ambitieux ont ensuite été des échecs publics retentissants, sans qu'ils soient beaucoup soutenus par la critique d'ailleurs, aux États-Unis ou chez nous. On peut pourtant apprécier des films comme Solaris , The Good German , ou Che , quand bien même on ne les trouverait pas absolument géniaux. Ils méritaient en tout cas beaucoup mieux que la volée de bois vert ou la cruelle indifférence à laquelle ils ont eu droit. Dans les entretiens, on peut constater que Soderbergh n'a jamais cessé de réfléchir à comment mettre en adéquation ce qu'il souhaitait faire, ce que les décideurs voulaient bien financer et ce que le public était prêt à recevoir, même s'il ne peut que constater qu'il n'a pas toujours su le sentir et qu'il l'a dans certains cas compris à ses dépens. Dans cette perspective, The Good German, film que je continue à trouver réussi en dépit de ses quelques défauts et à tout le moins expérience passionnante, puis Che, ont été les films de la rupture : aussi bien les entretiens que les analyses s'en font l'écho. Les films suivants, que j'aime tous peu ou prou, qu'ils apparaissent froids et désengagés ( Contagion ) ou un peu moins (Magic Mike, Behind the Candelabra), qu'ils cherchent à revisiter le genre (Haywire / Piégée) ou moins, apparaissent à présent comme la signature d'un réalisateur qui aura toujours assuré qu'il voulait une carrière à la John Huston. "Un pied dans le système, un pied en dehors", il voulait faire beaucoup de films, en s'adaptant au matériau, pas en lui imposant sa patte quoi qu'il arrive. La salve des derniers films aura été une manière de montrer qu'il avait réussi cela malgré tout, en dépit des circonstances. On ne peut que regretter qu'il n'ait eu qu'une fenêtre d'une décennie pour avoir quelque latitude au sein du système. Il n'aura pas laissé un œuvre considérable, diront certains. Peut-être pas, mais il aura montré que, lorsqu'il est fidèle à ce qui l'a constitué, le système peut continuer à produire de quoi divertir en proposant autre chose que des formules creuses et des esthétiques codifiées jusqu'à l'absurde. Nous n'y sommes vraiment plus, et ce n'est pas plus surprenant que cela qu'un Soderbergh se soit retiré du jeu. Au-delà de sa personne, on peut amèrement le regretter et y voir un (mauvais) signe supplémentaire de la pente sur laquelle dévale un système en roue libre.Je précise que j'ai acquis ces deux livres en version Kindle. Ils se trouvent également en volume, mais dans le cas du livre d'entretiens mis à jour, la version en paperback n'est apparemment pas encore disponible, il n'y a qu'une version hardback assez onéreuse. Ce livre ne comporte pas d'illustrations, en revanche The Cinema of Steven Soderbergh propose quelques photos toutes les dix pages environ. Deux bons livres, que l'on pourra choisir selon qu'on est plus intéressé par les propos de l'auteur ou une analyse de l'œuvre. Sans jargonner, les auteurs de celle-ci la rédigent en complexifiant parfois les choses inutilement ; mais elle sait intéresser, comme dans le deuxième chapitre, où l'angle choisi pour analyser l'œuvre est pertinent - les études de The Limey, Solaris et The Good German sont bien menées, et les conclusions sont stimulantes. Dans le cas du livre d'entretiens, on pourra s'amuser de constater que sur les quatre premiers films, ce sont ceux d'une revue française, Positif, qui sont repris. Hommage américain au travail de la cinéphilie française ? Sans doute, mais c'est surtout qu'il n'y a pas eu grand monde pour s'intéresser aux 2ème, 3ème et 4ème films de Soderbergh dans les pays anglophones ! D'ailleurs, lorsqu'on lit certains des entretiens suivants, on se dit qu'on aurait aussi bien pu reprendre les entretiens de Positif, plus fouillés. Sur The Good German, démoli par la critique américaine, c'est d'ailleurs l'entretien de Michael Henry Wilson qui a été reproduit. On aurait pu faire de même pour Solaris, tant qu'à faire. Toutefois, l'ensemble dresse un portrait assez fidèle de l'évolution de Soderbergh, de son rapport à son travail ainsi qu'au système dans lequel il a réussi, pendant un temps, à faire son trou. Behind the Candelabra / Ma vie avec LiberaceSteven Soderbergh: Interviews, Revised and UpdatedThe Cinema of Steven Soderbergh: Indie Sex, Corporate Lies, and Digital VideotapeKafkaKing of the Hill & The UnderneathThe Limey / L'AnglaisSolarisThe Good GermanCheContagion
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